Cela fait exactement trois ans que je vis aux Etats-Unis d'Amérique.
J'avais longtemps rêvé de ce 21 juillet 2024. Tout y est pour cette journée : la nostalgie, les souvenirs, le rêve et bien sûr, la colère. Au milieu de mon émerveillement pour les Etats-Unis, il y a toujours une petite dose de colère qui m'habite ou qui me rappelle ou qui me ramène à Haïti, donc à moi-même.
Ce matin, je me réveille dès 6h30, un peu plus tôt que d'habitude, me rends à l'église, une assemblée africaine qui respire la Foi, située sur Austell Drive. La Communauté Haïtienne y est très représentée. On y rencontre des Béninois, des Camerounais, des Kényans, des Ivoiriens, des Nigérians. Le Pasteur lui-même est Camerounais. C'est un homme d'une grande culture et de beaucoup de sagesse, et il paraît très ancré, convaincu, des traits de caractère que j'admire chez certaines personnes. La première fois que j'ai débarqué dans cette église que j'avais découverte au hasard sur Google, en novembre 2023, le Pasteur m'avait dit en guise de Bienvenue : "Sache que tu es chez toi, Brother Philippe". Un accueil très simple mais très efficace car, errant en Amérique, de la Floride en passant par New York pour finalement résider maintenant dans une contrée calme de Géorgie appelée Paulding, je suis constamment à la recherche d'un "chez-soi". Avons-nous jamais un autre chez-soi ? En rentrant chez moi, cette pensée me traverse comme un éclair sur l'autoroute, mais je ne tente pas d'y trouver une réponse. À quelle fin d'ailleurs ? Je préfère m'abandonner à une musique de Bélo que j'ai lancée en boucle sur YouTube Music. Le morceau s'appelle Istwa dwòl, l'histoire de migrants haïtiens par bateau, l'histoire de nos mères, de nos frères, de nos sœurs à la recherche d'un mieux-être en terre étrangère. Sur un tempo assez reposant, Bélo nous lance en plein visage notre désespoir, notre misère, notre déception, nos douleurs, le poids lourd que je porte dans mon cœur, dans ma chair, dans ma voix à chaque fois qu'un étranger me demande d'où je viens. La musique s'écoule et je suis triste. Non, je ne suis pas triste, je suis en colère et cette colère ne m'a jamais quitté, elle m'habite, elle me rappelle et me ramène à Haïti, à moi-même.
Cela fait exactement trois ans que je vis aux Etats-Unis d'Amérique, que j'habite dans ce pays sophistiqué avec ses infrastructures routières haut de gamme, ses hôtels 5 étoiles, ses gigantesques édifices que je n'ai jamais pu décortiquer, ses gratte-ciel au centre-ville qui vous regardent de haut, ses night-clubs délirants, son divertissement à portée de main capable de tout enivrer, engloutir et même anéantir jusqu'à l'overdose, ses petits boulots nine to five, ses factures mensuelles qui obligent les gens à vivre au jour le jour, son fameux Dollar, son abondance, sa pétulance...
Ce soir, j'aurais dû me rendre dans un bar animé d'Atlanta pour célébrer ces trois années ici, mais je n'y arrive pas, je reste chez moi, avec juste un peu de vin rouge, du Taylor Port, un paquet de Marlboro et le spectre de mon Pays assassiné par l'impérialisme, la corruption, les gangs ; le spectre de mon Pays agenouillé, mutilé, meurtri...
Arrivé à la maison, je sors m'asseoir sur un tronc d'arbre dans le jardin derrière la maison. Je bois un coup. Je fume un peu. Des vers de terre et des fourmis se faufilent, frétillants sur un fumier tout près de moi. Je les remarque à peine. Je cherche dans mon esprit des souvenirs joyeux de mon pays. Je parlais à une amie hier soir et j'ai déterré des réminiscences à Saint-Marc, à Port-au-Prince, au Cap-Haïtien, à Port-Salut. Je lui débitais à toute vitesse mon enfance à la Rue Paulin, les parties de billes, de football en plein midi, les parties de dominos avec les amis du quartier, mes randonnées nocturnes avec mes amis à Anti-Stress, sur l'Avenue John Brown, à Piment Rouge, House of Beer, à Pétion-Ville, je lançais, désordonné, toutes les belles anecdotes que j'ai pu trouver pour m'assurer qu'elles sont vraiment miennes, qu'au moins, Haïti, avec tout son charme, bien que lui-même soit désabusé, ne m'a pas enlevé mes plus beaux rêves, que je les ai encore. Mon amie m'écoutait sans piper mot. Elle acquiesçait. Elle comprenait mon besoin d'expression. Je ne lui parlais pas à elle, c'est à moi-même que je parlais pour être sûr que j'étais encore vivant, qu'en plus d'être errant, je n'étais pas qu'un simple zombie inconscient de sa propre condition.
Aux dernières nouvelles, on a rapporté au moins 40 morts dans l'incendie d'un bateau de migrants au large d'Haïti, on a également signalé qu'un bateau, un kanntè, était disparu aux Bahamas avec très probablement des Haïtiens, avec tout simplement des hommes et des femmes. En terminant mon dernier verre, je me suis mis à penser qu'on leur avait volé leur dignité, à ces gens-là, qu'en les chassant, leur pays leur avait volé leur dignité. Mais ma tête s'éclaircit soudainement pour me rendre compte qu'au contraire, ces disparus, s'ils sont morts, sont morts dignement, car ils sont morts à la recherche de la vie, et que comme tous les déplacés de la terre, qu'ils soient déplacés depuis soixante-dix ans, trente ans, vingt ans ou trois ans, ces déplacés-là, vivants ou morts, morts ou vivants, sont comme nous, des hommes et des femmes qui n'ont jamais cessé de rêver.
"Jou ap pase, nèg yo sou dlo Dezespwa te anvayi yo Pa gen manje, pa menm gen dlo Kè sote te anpare yo Gen youn ki di pase pou l ta tounen Li ta pito lage kòl bay reken Li jèn, li nan peyil, li gen de men Chak jou, solèy la leve, l jwenn li p ap fè anyen"
Dallas, Georgia, 21 Juillet 2024, 11:42PM